18/10/2016 — 15/01/2017

Résistances numériques

Lanceurs d’alerte et leaking

Les whistleblowers (traduit en français par « lanceurs d’alerte ») sont des individus qui révèlent des informations généralement cachées au public. Leur intention est d’exposer « des pratiques illégales, immorales ou illégitimes », en particulier celles des gouvernements ou des entreprises privées (corruption, violation des droits humains, délits d’initiés…). Une nouvelle génération a choisi Internet comme outil pour défendre le droit à une gouvernance sans secrets. De Manning à Snowden, en passant par Assange voire Anonymous, ces individus ont porté sur la place publique les pratiques de surveillance de masse des citoyens mais aussi des crimes de guerre, des exactions contre des civils, des rapports diplomatiques opaques etc.

Selon le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie, auteur de L’Art de la révolte (Fayard 2015), ils sont des personnages exemplaires qui réinventent un art de la révolte et déjouent les catégories instituées de la politique (l’espace public, l’engagement collectif, l’appartenance nationale, la constitution d’un peuple…).

Transparence

Le duo de designers néerlandais Metahaven retrace l’histoire du concept de transparence, dans la politique, la philosophie, l’architecture et la culture pop, dans une infographie intitulée Sunshine Unfinished. Cette histoire commence en 109 avant Jésus-Christ avec Tacite et la Magnus Carta, puis se poursuit jusqu’aux révélations récentes de William Binney, Thomas Drake, et Edward Snowden, qui ont dénoncé la surveillance numérique massive que l’agence de renseignement américaine exerce sur ses citoyens.

Le titre Sunshine Unfinished fait référence à une citation de l’avocat américain, membre de la Cour suprême des États-Unis, Louis Brandeis, qui déclare que « la publicité est à juste titre saluée comme un remède aux maladies sociales et industrielles. La lumière du soleil est dit-on le meilleur des désinfectants ». Par ailleurs, l’organisation mère de WikiLeaks s’appelle Sunshine Press. Metahaven a également consacré plusieurs travaux à WikiLeaks dont ils ont cartographié l’architecture et les réseaux.

Le diagramme de cette infographie est extrait de leur livre Black Transparency (2015/Stenberg Press).


Le projet Sunshine Unfinished de Metahaven

WikiLeaks


Delivery for Mr. Assange de !Mediengruppe Bitnik (2014)

Plate-forme la plus médiatisée, WikiLeaks qui fête ses dix ans, a été co-fondée par Julian Assange pour publier des documents confidentiels et promouvoir la transparence. Ce n’est pas le premier site du genre. Dès 1996, l’architecte américain John Young et Deborah Natsios ont créé cryptome.org qui rendait également publics des documents confidentiels.

WikiLeaks a mis en lumière une nouvelle forme de whistleblowing. Ayant recours à une puissante cryptographie pour dissimuler les identités des personnes à l’origine des fuites, le site s’est donné comme principale tâche de sécuriser l’anonymat de ses sources. « WikiLeaks a transformé la dénonciation en un processus de téléchargement sécurisé de fichiers. Il est devenu un point de ralliement pour les lanceurs d’alerte et aussi leur amplificateur médiatique », déclare Metahaven, « résolvant deux problèmes : la persécution et la réduction au silence des whistleblowers ET l’échec des médias à effectuer un contrôle indépendant sur le pouvoir ».

Craignant une extradition aux États-Unis où il fait l’objet de poursuites judiciaires et sous le coup d’un mandat d’arrêt international lancé par la Suède, Julian Assange s’est réfugié le 19 juin 2012 dans l’ambassade d’Équateur à Londres pour n’en plus ressortir à ce jour.

Le 16 janvier 2013, !Mediengruppe Bitnik, collectif d’artistes suisses, lançait une performance de mail art, Delivery for Mr. Assange, une livraison pour M. Assange, à suivre en temps réel sur Twitter. Elle consistait à faire parvenir au fondateur de WikiLeaks, par la voie postale, un paquet percé d’un petit trou contenant une caméra et un GPS. Toutes les dix secondes, la caméra (d’un smartphone bricolé) prend une photo, automatiquement téléchargée sur Internet. Le colis finit par arriver à l’ambassade d’Équateur sous haute surveillance. Le fondateur de WikiLeaks apparaît et égrène des messages face à la caméra, appelant à la libération de Chelsea Manning ou encore du hacker Jeremy Hammond.

Les artistes ont fini par rencontrer physiquement Julian Assange. Ils ont reproduit à l’échelle 1 le bureau qu’il occupe à l’ambassade depuis quatre ans. Une réplique faite de mémoire, les photos étant interdites, comme un leak dans l’espace physique.

Chelsea Manning

C’est avec la mise en ligne de la vidéo Collateral Murder, un raid aérien américain sur Bagdad montrant des civils, et notamment deux correspondants de l’agence Reuters, tués en pleine rue par des hélicoptères, que WikiLeaks acquiert en 2010 une audience mondiale. Les enregistrements vidéo classés ont été transmis par Chelsea Manning (alors Bradley), officier américain et analyste du renseignement, basé en Irak. En 2012, elle fut accusée d’espionnage par la cour martiale et lourdement condamnée à 35 ans de réclusion dans une prison militaire.

De 2011 à 2013, l’« artiviste » américain Clark Stoeckley a dessiné le procès de Chelsea Manning et en a fait un livre qui retranscrit les débats afin de rendre publique la procédure très secrète et de sensibiliser le public à sa cause.

En avril 2015, Chelsea Manning a publié son premier tweet de la prison militaire de Fort Leavenworth au Kansas, où elle est emprisonnée. Bien qu’on lui refuse l’accès à Internet, elle a pu tweeter régulièrement par l’intermédiaire de son avocat. Avec Chelsea’s Wall, !Mediengruppe Bitnik amplifie la voix de Manning en projetant sur les façades ses tweets qui parlent du sort des lanceurs d’alerte, de la vie en prison et de ses transformations physiques pour devenir une femme. « Hors des flux tumultueux et incessants des médias sociaux, ses tweets peuvent être lus pour ceux qu’ils sont : une pensée politique, une explosion d’émotions, un appel à l’action et une invitation à ne jamais se rendre » écrivent les artistes de !Mediengruppe Bitnik.


The United States VS. PVT. Chelsea Manning de Clark Stoeckley (2014)


Les archives de la performance Chelsea’s Wall de !Mediengruppe Bitnik, produite par The Influencers dans le cadre de Masters & Servers project

Edward Snowden

Informaticien employé par un sous-traitant de la NSA, Edward Snowden a copié et fait diffuser des centaines de milliers de documents classés de l’agence de renseignement américaine, révélant les détails de plusieurs programmes de surveillance de masse américains (PRISM ou Xkeyscore) et britanniques (Tempora, Optic nerve…). Le lanceur d’alerte a trouvé refuge en Russie.

À l’automne 2015, le collectif basé à Berlin Peng ! Collective lançait Intelexit, le premier programme de soutien à destination de la communauté du renseignement. L’objectif de cette campagne sarcastique : inciter les espions à quitter leur travail et à devenir à leur tour lanceurs d’alerte. Ils ont ainsi placé des panneaux publicitaires devant les quartiers généraux des services secrets aux États-Unis, en Allemagne et en Grande-Bretagne, encourageant les employés à démissionner et ont également largué des milliers de tracts depuis un petit drone survolant un important centre de la NSA installé à Darmstadt, au sud de Francfort. On pouvait lire des slogans tels que « écoutez votre coeur, pas les conversations téléphoniques privées », « quittez l’espionnage »…

Ils ont également mis en place un dispositif intitulé Call-A-Spy pour converser avec les agents des services secrets « afin d’apprendre à mieux connaître les personnes qui nous surveillent ».


La campagne Intelexit de Peng ! Collective (septembre 2015)